Chapitre 32
Le visage de Dave fut la première chose que je vis lorsque j’ouvris les yeux.
— Salut, Cat. Tu as faim ? Soif ?
— Soif, dis-je d’une voix râpeuse avant de boire le verre d’eau qu’il me tendait. Où sommes-nous ?
Il reprit le verre.
— Dans le Dakota du Sud, en attendant de regrouper tout le monde.
Je tournai les yeux vers la gauche et vis qu’une lumière vive perçait les lourdes tentures.
— Mon Dieu, quelle heure est-il ?
— Environ 15 heures. Tu as perdu énormément de sang et on a dû te faire deux transfusions. Ensuite, comme Bones ne voulait pas qu’à ton réveil tu t’épuises à vouloir te rendre utile, il t’a donné une dose du somnifère que Don a concocté pour toi. Tu ne te rappelles pas que vous vous êtes disputés à ce sujet et que tu as essayé de recracher les comprimés ?
Non, pas le moindre souvenir. Je m’assis et remarquai que je n’étais plus couverte de sang et que je portais un tee-shirt propre.
— Don a connu l’enfer ces dernières heures, continua Dave ; Il a tiré toutes les ficelles dont il dispose pour confisquer les vidéos des tombes vides et des nuées de cadavres qui en sortaient, et surtout pour calmer le cirque médiatique que toute cette histoire a engendré. Heureusement, comme le gouvernement canadien n’a pas plus envie que nous que ses concitoyens croient aux zombies, il coopère.
Je grognai. J’imaginais parfaitement Don en train de faire des pieds et des mains pour essayer d’étouffer cette affaire.
— Quelle est sa tactique ?
— Il a inventé une histoire de tremblement de terre et d’avalanche qui auraient vidé certaines tombes, mais les journaux à scandale ne manqueront pas de venir fourrer leur nez là-dedans. Au moins, on se trouvait dans une zone reculé ; si c’était arrivé dans une grande ville, Don n’aurait jamais pu trouver de bobard assez énorme pour étouffer ce cauchemar.
— Un tremblement de terre et une avalanche ? C’est ça, son histoire ?
Dave haussa les épaules.
— Il a fait de son mieux vu le peu de temps qu’il a eu, j’imagine. Ça explique plus ou moins les cimetières dévastés. Il raconte également que certains des « zombies » étaient des survivants en état de choc qui portaient des vêtements sales et qui marchaient au hasard, complètement sonnés. Tu sais comment c’est. Les gens n’ont pas envie de croire que ce qu’ils ont vu est vrai. Le citoyen lambda est beaucoup plus heureux de s’entendre dire que les événements surnaturels n’existent pas.
— Où est Denise ?
Pauvre Randy. Il n’aurait jamais été impliqué dans tout cela sans moi.
— Elle dort. Spade lui a administré une version adoucie de ton tranquillisant. Pour l’instant, le sommeil est la meilleure chose pour elle.
— Dave… qui d’autre ne s’en est pas sorti ?
Son visage s’assombrit.
— Tu sais déjà pour Randy. Zéro est mort aussi, tout comme Tick-Tock…
Il continua son énumération, et chaque nom supplémentaire était comme un nouveau coup de massue. Certains m’étaient familiers, d’autres pas. Mais chaque perte était irremplaçable. Lorsque Dave eut terminé, il avait énoncé les noms de dix-huit vampires et goules, une véritable hécatombe. Outre Randy ; quatre humains avaient été tués. Bones devait être dévasté.
— Où est Bones ? demandai-je en balançant mes jambes hors du lit.
— En bas. Tu devrais commencer par enfiler un pantalon.
Je baissai les yeux et vis ce que je n’avais pas remarqué sous les couvertures.
— Oh. Désolée, je ne m’étais pas rendu compte…
Il eut un petit sourire.
— Tu me rappelles ma sœur, t’es du genre nature. Et comme tu es mon amie, je peux bien te le dire… tu devrais te brosser les dents. Tu as une haleine de dragon.
Suivant le conseil de Dave, je m’étais lavé les dents et le visage, et je m’étais habillée. J’avais les pieds nus, mais je ne pris pas la peine de chercher des chaussures. Dave m’escorta jusqu’aux portes fermées de la salle de réception et m’y laissa.
Bones vint vers moi et je le serrai un long moment dans mes bras. Je ne lui dis pas combien j’étais désolée, car je savais que cela ne servirait à rien.
Ian était là lui aussi. Il ne s’était ni douché ni changé depuis la bataille ; il était torse nu, sa peau couverte de poussière et d’autres choses.
— Dommage que tu n’aies pas résolu l’énigme plus tôt, Faucheuse, dit-il d’un ton aigre. La prochaine fois, arrange-toi pour avoir une bonne idée avant que la moitié de nos troupes aient été éliminées.
Je clignai des yeux, surprise par cette hostilité. Mais Bones n’eut pas un moment d’hésitation et il attrapa Ian à la gorge avant que j’aie eu le temps de formuler une réponse.
— Ne t’avise plus de l’accuser, ou je perdrai le peu de patience qui me reste, grogna-t-il. Sans elle, on serait tous morts à l’heure qu’il est, tu l’as peut-être oublié ?
Le regard turquoise de Ian était constellé de lueurs vertes.
— Ce que je n’ai pas oublié, c’est la raison pour laquelle on a tous été entraînés dans cette guerre. C’est entièrement à cause d’elle ! Elle s’est remise de ses blessures, Crispin, mais tu ne peux rien faire pour nos amis qui reposent dans la pièce voisine, n’est-ce pas ? Combien d’autres vies devront être sacrifiées pour venger l’honneur froissé d’une femme…
— Bones, non !
Mencheres venait de se matérialiser dans la pièce, juste à temps. Il y eut un craquement violent, un mouvement flou, et Bones fut projeté en arrière, le bras arraché. Le hurlement que je poussai couvrit le cri de Spade qui était arrivé lui aussi juste à temps pour assister à la scène.
Ian, stupéfait, regarda la main qui était toujours crispée autour de sa gorge et qui commençait déjà à se flétrir. Je m’approchai de Bones, mais ce dernier m’évita et se dirigea droit sur Mencheres.
— Avez-vous une raison de m’empêcher de lui faire payer cette insulte, grand-père ?
Je sentis mon corps se raidir de la tête aux pieds. Si Mencheres et Bones en venaient aux mains, ce serait la fin de tout.
— Tu allais lui arracher la tête, répondit Mencheres, et tu l’aurais regretté plus tard. De plus, je crois que nous avons donné à Patra assez de raisons de se réjouir pour ne pas encore alourdir nos pertes.
Ian semblait un peu abasourdi par ce qui venait de se passer. Il secoua la tête, comme pour s’éclaircir les idées, puis nous regarda Bones et moi, vaguement incrédule.
— Bon sang, Crispin, je ne sais pas ce qui m’a pris, souffla-t-il. Je n’avais aucune raison de m’en prendre à vous comme ça. Pardonnez-moi, l’un et l’autre.
Bones voulut se passer la main dans les cheveux, mais il s’arrêta lorsqu’il s’aperçut que son bras ne s’était régénéré qu’à moitié et laissa échapper un ricanement.
— Ça faisait deux cent quarante-sept ans que j’avais ce bras. J’aurais jamais cru que je le perdrais en tentant de t’arracher la tête. Bon Dieu, il faut que je me reprenne !
— Plus que jamais, nous devons tous nous reprendre, acquiesça Mencheres.
— Oui, dit Bones en le regardant d’un air qui me fit dresser les cheveux sur la tête. À commencer par vous, grand-père, parce qu’il fout en finir.
Vlad entra dans la pièce. Il regarda autour de lui, comprit qu’un duel mental opposait Bones et Mencheres, et s’assit.
— Je sais ce que tu penses, dit Mencheres d’une voix morne. Mais sincèrement, j’en suis incapable.
En un éclair, Bones se retrouva tout près de lui.
— La vérité, c’est que l’un de vous deux sera mort d’ici peu. Quoi qu’ait pu représenter Patra dans votre vie, quels qu’aient pu être les rêves secrets que vous avez caressés, espérant une intervention divine à la dernière minute pour tout arranger… personne n’est mieux placé que vous pour savoir que cela n’arrivera pas. Vous m’avez appris à ne jamais douter de vos visions, et pourtant vous avez toujours entretenu l’espoir que vous vous étiez peut-être trompé, mais ce n’est pas le cas. Vous devez mettre un terme à tout cela, il va de votre responsabilité à l’égard de votre lignée, qui est aussi désormais la mienne.
J’étais perdue. À ma connaissance, Mencheres ne détenait pas Patra sur place, alors comment pouvait-il avoir le pouvoir d’en finir, au sens où l’entendait Bones ?
Vlad se pencha en avant et répondit à ma question silencieuse.
— Tu ne vois pas, Cat ? Lorsque Patra t’a piégée dans ton cauchemar maudit, qui a su comment le briser ? Hier soir, quand les zombies ont attaqué, qui savait que le seul moyen de les détruire était d’éliminer leur balise ? Mencheres. Donc s’il connaît suffisamment ces sorts pour les contrer… c’est qu’il a le pouvoir d’en lancer un lui-même.
À en juger par le teint soudain terreux du visage de Mencheres, Vlad avait dit vrai. J’allai me coller sous son nez à mon tour.
— Il le faut. Elle ne s’arrêtera jamais ! Est-ce que vous voulez que tout le monde meure autour de vous ? C’est ce qui arrivera si vous ne faites rien.
— Et tu en aurais la force, toi ? me lança Mencheres. Si nous étions en train de parler de Bones, est-ce que tu serais capable de l’envoyer à la mort ? Pourrais-tu le condamner aussi facilement à la tombe ?
Il se tut. Jamais je ne l’avais vu dévoiler ses sentiments à ce point, et j’en fus profondément troublée. Il est toujours amoureux d’elle, même après tout ce qu’elle a fait. Pauvre andouille.
J’avais choisi mes mots avec soin.
— Je ne prétends pas savoir à quel point c’est dur pour vous, Mencheres, et s’il s’agissait de Bones, cela me déchirerait le cœur à moi aussi. Mais… (Je m’interrompis pour regarder l’homme que j’aimais droit dans les yeux.) si tu allais aussi loin que Patra pour tenter de tuer ceux que j’aime, et que tu me faisais clairement comprendre que tu ne t’arrêterais pas tant que tous ceux à qui je tiens ne seraient pas morts, alors oui, je te tuerais.
Bones me rendit mon regard, et un petit sourire se forma sur ses lèvres.
— Je suis fier de toi, ma chérie.
Puis il reporta son attention sur Mencheres.
— Je n’ai aucune consolation à vous offrir, si ce n’est celle-ci : une mort rapide pour Patra. Elle ne la mérite pas, sans compter que j’ai promis à tous ceux qui complotaient contre ma femme de leur faire subir une mort lente et douloureuse. Mais, pour vous, j’oublierai ma promesse. Si vous faites le nécessaire dès maintenant.
Deux éclairs verts jaillirent dans les yeux de Mencheres, et son aura crépita d’une telle puissance que je tressaillis.
— Tu me menaces ?
Bones ne broncha pas.
— En tant que coresponsable de votre lignée, je vous expose mes intentions envers un ennemi qui a massacré nos gens. N’oubliez pas de quel côté vous êtes. Ne voyez-vous donc pas que tout le plan de Patra repose sur sa conviction que vous êtes incapable d’intervenir ?
Mencheres se tut. Tous les regards étaient rivés sur lui. Finalement, il se leva, maîtrisant ses éclairs de puissance et de colère à la manière d’un oiseau repliant ses ailes.
— Qu’il en soit ainsi. La nuit dernière, Patra a libéré la puissance de la Tombe contre nous. Ce soir, nous allons nous venger de cet affront.